Un dimanche ordinaire et pluvieux dans un gymnase du Centre national d’entraînement sportif à Kaohsiung, dans le sud de l’île. Vingt-cinq des meilleurs athlètes taiwanais de taekwondo s’entraînent. Les visages sont fermés par la concentration. On entend le rythme des coups portés sur les sacs d’entraînement qui semblent ne pas pouvoir s’arrêter. A leurs côtés, les entraîneurs, flanqués d’experts du sport, observent avec la plus grande des précisions chaque geste technique et chuchotent des recommandations qui troublent à peine l’ambiance studieuse. L’objectif est dans tous les esprits : les Jeux olympiques de Londres, cet été. « Tu dois te dépasser toi-même si tu veux dépasser les autres », murmure Song Jing-hong [宋景宏]. Le moral est bon chez les athlètes.
Trois d’entre eux, Yang Shu-chun [楊淑君], Tseng Li-cheng [曾櫟騁] et Wei Chen-yang [魏辰洋], feront partie du voyage vers la vieille Europe. Les épreuves de taekwondo se dérouleront du 8 au 11 août. Il leur reviendra l’honneur de représenter la nation dans cette discipline, sous le nom de « Taipei chinois », obstruction diplomatique oblige. Yang Shu-chun est classée quatrième dans la catégorie des femmes de moins de 49 kg par la Fédération internationale de taekwondo. Tseng Li-cheng est seconde dans la catégorie des femmes de moins de 57 kg et Wei Chen-yang se classe au troisième rang dans celle des hommes de moins de 58 kg. Si Yang Shu-chun a déjà représenté Taiwan aux Jeux olympiques de Pékin en 2008, les deux autres feront leurs débuts dans l’arène olympique. Mais comme Yang Shu-chun, ils collectionnent les titres et les médailles internationales.
Malgré tout, la tension est palpable et la pression monte au fur et à mesure que le mois d’août se rapproche. Tseng Li-cheng reconnaît d’ailleurs que les Jeux olympiques revêtent une signification particulière pour tout athlète. « Une médaille olympique, c’est l’ultime objectif de n’importe quel sportif, souligne-t-elle. J’ai 26 ans, ce qui fait de moi une “vieille” dans ce domaine. Cette année, c’est probablement ma dernière chance. » Le stress est toujours une source d’énergie délicate à gérer. Il en faut car c’est le moteur qui permet d’aller au-delà de soi-même, mais lorsque la dose maximale est dépassée, il devient paralysant et représente un obstacle sur la route de la performance.
C’est là que Song Jing-hong intervient, en professionnel. Il est attentif et scrute ses poulains qu’il connaît bien. Il identifie les sources du stress négatif, comme le manque de confiance en soi face à certains adversaires. A ce niveau de compétition, le monde est petit et les athlètes se connaissent tous. Une défaite face à l’un d’entre eux peut constituer un précédent psychologique difficile à gérer. Dans ces conditions, une étude particulièrement soutenue et précise de l’adversaire est nécessaire, poursuit Song Jing-hong, dont la tâche est de déterminer, dans ce cas, la stratégie de contre adéquate, que l’athlète doit alors répéter sans relâche lors de la phase d’entraînement. « La question fondamentale n’est plus celle de savoir si cette stratégie est la bonne ou non, mais de lui conférer une dimension hypnotique qui détient alors la vertu de persuader l’athlète qu’elle va fonctionner », décortique Song Jing-hong. Une fois que cette certitude est bien ancrée dans l’esprit du sportif, la confiance se construit et évidemment, la technique peut suivre. Les dimensions mentales et physiques s’entremêlent. »
Une autre source de stress, et pas des moindres, est issue des espoirs que le gouvernement fonde sur l’athlète. Song Jing-hong note que certaines compétitions internationales sont très dures, même plus dures que les Jeux olympiques, mais ne revêtent pas la même charge symbolique. Ainsi, la récompense versée par le gouvernement pour une médaille d’or olympique est de 12 millions de dollars taiwanais, alors que pour les Championnats du monde de taekwondo, pourtant considérés comme la compétition la plus difficile, elle n’est que de 1,5 million de dollars taiwanais.
L’entraîneur de l’équipe nationale de taekwondo, Song Jing-hong (à d.), insiste sur la dimension mentale de ce sport de combat. (aimable crédit du centre national d’entraînement sportif)
Malgré le poids que fait peser la charge émotive et symbolique de l’olympisme sur les athlètes, ces derniers ont de bonnes raisons d’espérer. D’abord, le taekwondo est la discipline dans laquelle Taiwan a remporté le plus de médailles dans son histoire : deux médailles d’or et trois de bronze aux Jeux de Séoul en 1988, trois d’or et deux de bronze aux Jeux de Barcelone en 1992, mais le taekwondo n’était alors qu’un sport de démonstration. Depuis les Jeux de Sydney en 2000, lors desquels deux médailles de bronze ont été remportées par Taiwan, cette discipline a gagné ses lettres de noblesse et a reçu l’onction de l’olympisme. A Athènes, en 2004, deux médailles d’or et une d’argent sont tombées dans l’escarcelle taiwanaise, et à Pékin, en 2008, deux de bronze ont été ramenées à la maison. Il faut noter que les deux médailles d’or de 2004, arrachées par Chen Shih-hsin [陳詩欣] et Chu Mu-yen [朱木炎], sont en fait les seules médailles d’or olympiques officielles que Taiwan ait remportées dans son histoire.
Un entraînement
de forces spéciales
Liu Ching-wen [劉慶文], qui a été l’entraîneur de l’équipe nationale en 2004 et est toujours membre de l’encadrement sportif cette année, explique que la force des athlètes taiwanais réside dans l’entraînement qu’ils subissent dès leur plus jeune âge. A Taiwan, le taekwondo est pratiqué depuis bien plus longtemps que dans d’autres pays. Et l’histoire de son introduction dans l’île est édifiante. On la doit en effet à Chiang Ching-kuo [蔣經國] (1910-1988), l’ancien président de la République. En 1966, alors qu’il est ministre de la Défense, il effectue une visite en Corée du Sud et est très impressionné par les démonstrations des forces spéciales auxquelles il assiste. Pour le ministre, cela ne fait aucun doute, il faut implanter ces techniques de combat rapproché dans les rangs de l’Armée de la République de Chine.
En 1967, des instructeurs sud-coréens sont invités à Taiwan pour mettre en place la première école de taekwondo qui accueillera comme élèves les membres du corps des Marines, qui possède d’ailleurs des techniques de combat rapproché similaires, connues sous le nom de juquan. En 1969, Liu Ching-wen s’engage chez les Marines où il est formé pour devenir instructeur de taekwondo, une performance pour l’époque puisque, sur les 120 candidats, seuls trois ont été retenus. « L’entraînement que j’ai subi était spartiate et les blessures, les souffrances, tout cela était une réalité quotidienne pour nous, se souvient-il. Il y avait en permanence une ambulance prête à démarrer en trombe devant le bâtiment où nous nous entraînions. » A l’origine, le programme d’entraînement est réservé à la formation du personnel des armées et des forces de police uniquement. Mais une fois dégagé de ses obligations militaires en 1969, Liu Ching-wen décide de mettre à profit ce qu’il a appris sous les drapeaux et il fonde, à Kaohsiung, la première école privée de taekwondo de Taiwan, avant d’en ouvrir d’autres ailleurs dans l’île. Pour faire la promotion de ce sport, l’Association de taekwondo de la République de Chine, (aujourd’hui Association de taekwondo du Taipei chinois) est fondée en 1973. Des compétitions sont organisées, un système de certification et de qualification est mis en place, et des entraîneurs sont envoyés en formation en Corée du Sud. Bénéficiant de la promotion de l’Etat, le taekwondo se fraye un chemin dans les mœurs des Taiwanais. Les lycées proposent des cours, des clubs s’ouvrent dans les universités, et la discipline devient obligatoire dans les cursus universitaires d’éducation sportive.
« La discipline est la chose la plus fondamentale de ce sport », explique Song Jing-hong qui prétend que sans cette dimension, il n’aurait qu’à entraîner une troupe de barbares assoiffés de sang et de coups plutôt que des athlètes. Il se souvient de ses débuts en 1981, dans l’arrondissement de Shulin, à New Taipei, à une époque où il était déjà courant pour des jeunes Taiwanais d’apprendre le taekwondo. Mais c’est surtout à partir de la victoire de l’équipe taiwanaise aux Jeux de Séoul en 1988 que la popularité de ce sport a réellement explosé dans l’île.
Les jeunes athlètes taiwanais aux 6e Jeux d’Asie, lors du Championnat junior de taekwondo. (CENTRAL NEWS AGENCY)
Aujourd’hui, tout aussi incroyable que cela puisse paraître, aucune statistique officielle n’est disponible sur le nombre de personnes pratiquant ce sport à Taiwan, mais des estimations évoquent 700 clubs et plus d’un million de licenciés. Les méthodes ont évolué et il ne s’agit plus de former des commandos mais de se conformer aux préceptes de la science sportive pour garantir un entraînement équilibré sur les plans physique et psychologique, et bénéfique à l’athlète. Il s’agit de construire des sportifs sains et sans blessure, avec un mental fort, souligne Song Jing-hong. Cette tendance est récente dans les milieux sportifs insulaires depuis que la dimension psychologique du sport est mieux prise en compte, dans la perspective du développement total du potentiel de l’athlète.
Mais les entraîneurs ont toujours eu un mal fou à recruter de futurs champions. La société taiwanaise ne valorise pas le sport et les parents ne souhaitent pas voir leurs enfants embrasser une carrière sportive. Ils rêvent plutôt d’universités prestigieuses et de postes à responsabilités dans les grandes entreprises pour leurs rejetons, qui sont aussi de moins en moins nombreux avec la baisse de la natalité. Lorsque les examens approchent, c’est donc le sport qui est la première chose à être sacrifiée. « C’est pour cette raison qu’il est extrêmement important de communiquer avec les parents lorsque nous identifions un potentiel chez un enfant, note Song Jing-hong. Il faut leur expliquer quelles sont les écoles professionnelles susceptibles d’accueillir leur enfant, le type d’entraînement qu’il pourra y recevoir, ses chances de réussite, son reclassement à la fin de sa carrière sportive. ll y a un gros travail de ce point de vue et ce n’est pas toujours payant. »
Des raisons de s’inquiéter
Taiwan est encore loin d’être un environnement idéal pour le développement du taekwondo. Au premier titre, la baisse de la natalité est une source de préoccupation majeure pour les responsables de ce sport à Taiwan. Moins de naissances signifie également, à terme, moins de postes d’entraîneurs. « Les athlètes investissent tout ce qu’ils ont dans leur entraînement et se préoccupent peu de l’avenir jusqu’à ce qu’ils se trouvent confrontés à la question de leur âge », raconte Wu Jia-chi [吳嘉琪], une professionnelle à la retraite âgée de 25 ans seulement et qui a été la partenaire d’entraînement de la médaillée d’or des jeux de 2004, Chen Shih-hsin, au Centre national d’entraînement sportif. « En fait, nous n’avons pas beaucoup de choix, à part être entraîneur ou professeur d’éducation physique dans une école », constate-t-elle.
Wu Jia-chi a donc commencé à étudier le taekwondo quand elle était au collège mais n’a jamais pu obtenir une sélection dans l’équipe nationale. Elle s’est retirée du circuit des compétitions il y a sept ans lorsqu’elle a épousé Omid Gholamzadeh, un Iranien, médaillé d’or des Jeux asiatiques en taekwondo, et qui est actuellement invité à Taiwan pour entraîner l’équipe nationale. Wu Jia-chi estime que le développement du taekwondo en Iran et à Taiwan est très similaire. C’est à peu près à la même époque que ce sport a été introduit dans les deux pays, d’abord au sein des armées, puis ensuite dans la société civile, et les équipes nationales ont obtenu de très bons résultats aux compétitions internationales. La différence majeure reste toutefois que le taekwondo est un sport professionnel en Iran, à l’inverse de Taiwan. « Omid a 30 ans et il a toujours un avenir professionnel sur le plan sportif grâce à la ligue professionnelle d’Iran, souligne Wu Jia-chi. La professionnalisation offre aux athlètes une chance de se maintenir plus longtemps dans leur branche, et sans soucis financiers. » Après avoir arrêté la compétition, Wu Jia-chi s’est recyclée au sein de la ligue féminine professionnelle iranienne de taekwondo, avant de s’en retirer lorsqu’elle est devenue maman.
Les bons résultats des deux Etats sont à mettre au compte d’un début très précoce mais malgré tout, la concurrence croissante des autres nations s’est vite fait ressentir, notamment celles des athlètes occidentaux qui se sont progressivement imposés une fois le taekwondo devenu discipline olympique. Song Jing-hong explique que ce sport met l’accent sur une attaque du pied plutôt que des mains, tandis qu’une attaque puissante et placée en longueur permet en même temps de protéger l’attaquant d’une riposte. Dans cette configuration, les athlètes occidentaux sont avantagés du fait de leur taille, souvent supérieure à celles des asiatiques. « C’est ce qui explique leur arrivée en force dans la discipline », constate l’entraîneur.
Dans le monde du taekwondo, la différence entre une victoire et une défaite est souvent une affaire d’une demi-seconde tant l’attaque par coup de pied peut être fulgurante. Cette capacité à terrasser un adversaire est le fruit d’une alchimie dont le secret est connu : une combinaison de technique, de force mentale et de puissance physique plutôt que la simple force de la jambe.
De retour au Centre national d’entraînement sportif, les meilleurs athlètes de taekwondo ne relâchent pas la tension. Le programme est intense, difficile, douloureux et conçu pour que les limites de leur endurance soient sans cesse repoussées. Mais qu’importe, le mental est bon. « Cela fait 17 ans que je pratique ce sport », déclare Tseng Li-cheng. Avec la médaille d’or en permanence à l’esprit, elle donne tout ce qu’elle a, et même plus.